La circulation de l’information sur les médias sociaux numériques et écologie de l’information. Problèmes : approche politique - NormanDoc'

La circulation de l’information sur les médias sociaux numériques et écologie de l’information. Problèmes : approche politique

Problèmes : approche politique

, par Aline Claudeau, Anne-Sophie Closet, Cyrille Delhaye, Eric Garnier, Frédéric Rabat, Pauline Salles, Sandra Nagel, Sylvia Couvez - Format PDF Enregistrer au format PDF

Les usagers rencontrent des difficultés à concevoir les limites et les contraintes des dispositifs (plateformes) ainsi que les répercussions info-communicationnelles engendrées

1. Pseudo-neutralité du média
2. Reproduction de soi
3. Économie de l’attention
4. Affect, influence et affordance
5. Traitements numériques
6.Traçage
7. Réintroduction du politique

1. Pseudo-neutralité du média

Constat : les médias sociaux numériques sont pour la plupart la propriété de plateformes qui se comportent en gestionnaires de données à la recherche d’une valorisation financière de leurs collectes.

Problème : les élèves n’ont pas nécessairement conscience de cette situation, et plus particulièrement de ses conséquences sur la manière dont les plateformes les sollicitent.

Le réseau social numérique place l’individu et ses expressions au cœur de sa stratégie commerciale (données personnelles manipulables par un traitement mathématique). En conséquence, les réseaux sociaux numériques vont avoir tendance à survaloriser l’individu (cf. le concept « d’hyper-individualisation » développé par Mondoux) en créant ainsi un nouvel ordre normatif (les incitations à l’expression de soi).
La question de l’identité « réelle » (« real names policies ») réclamée par les plateformes (Facebook, Instagram, Snapchat, etc.) laisse penser qu’il n’y aurait qu’une seule forme de présence numérique souhaitable sur Internet. Or, ces conditions d’inscription masquent la réalité d’une politique industrielle qui repose sur la collecte, la valorisation (au sens économique), voire la revente de données personnelles liées à des identités réelles. Les identités, les relations, sont des données qui possèdent une valeur, laquelle peut varier selon qui les consulte, les inscrit, les exploite. (Casilli, 2015).
Cet ordre normatif, cette idéologie des gestionnaires de données fonctionne donc comme une incitation permanente au dévoilement autour d’une identité « vraie ». Concernant ces incitations à parler de soi, certains auteurs parlent d’une nouvelle philosophie collective, de « publitude » ou de « publicness », (Jarvis, 2011). De son côté, Olivier Ertzscheid (2020) évoque la « publicitarisation du monde », ou comment la forme et les contenus diffusés par les médias s’adaptent et sont configurés pour accueillir de la publicité. Ce phénomène aurait des conséquences sur les pratiques discursives et leur exploitation par les industries médiatiques et culturelles (Ertzscheid, 2018).

Cette dimension économique n’est pas mise en avant par le discours publicitaire qui valorise au contraire, à travers le concept de « participation », la dimension sociale de la plateforme (Coutant, Stengler, 2015). La participation représente alors, à travers les enjeux et les stratégies économiques qu’elle convoque, une utopie qui cache en réalité une « industrialisation du relationnel » (Lafon, 2017 ) par les industries de l’influence ( Le Crosnier, 2018).

2. Reproduction de soi

Constat  : les élèves cloisonnent leurs goûts musicaux car la plateforme à laquelle ils sont abonnés leur propose essentiellement de découvrir des artistes ou des titres « qu’ils aiment ».

Problème : les élèves n’ont le plus souvent pas conscience que les MSN, en tant que dispositifs socio-techniques, véhiculent une idéologie de la reproduction de soi et de sa communauté (Mondoux, 2012).

L’expression consensuelle d’une communion autour de valeurs peut se manifester à travers un signe graphique propagé. « Je suis Charlie » est ainsi devenu un devenu un « mème », car utilisé massivement sur les médias, il s’est imposé à tous (identification) dans les semaines qui ont suivi les attentats (Jeanneret, 2015).

Selon ce mode, le technique se substitue au symbolique. Hyperindividualisation et système-monde (fermé sur lui-même) favorisent ainsi une reproduction du même. Ce système auto-référentiel se revendique comme un espace sans idéologie ni dimension politique (Mondoux, 2012). Un exemple :Twitter a supprimé en janvier 2021 le compte de Donald Trump qui, pourtant, d’un point de vue strictement économique a contribué à augmenter le nombre d’usagers et la fréquence des participations sur la plateforme. On voit mal, sans l’explication précédente, pourquoi Twitter nuirait à ses propres intérêts. Ainsi, Trump a outrepassé les règles implicites de la plateforme.

Les conditions de reproduction/propagation des mèmes ne sont cependant pas homogènes. La propagation technique, logistique est indéniable du point de vue du dispositif mais n’est jamais certaine du point de vue des significations. Dès lors qu’on considère la circulation des savoirs, les modalités de partage et d’échanges autour des « êtres culturels » (Jeanneret, 2008), il est nécessaire de prendre en compte la dimension socio-sémiotique ( production de signes dans le champ des interactions sociales - Landowski, 1989) de cette circulation. On peut alors constater une très grande discontinuité communicationnelle (entre production et réception, par exemple) et une grande plasticité des messages.

3. Économie de l’attention


Constat 1
 : les élèves déclarent éprouver du plaisir, de la fierté et/ou de la satisfaction lorsqu’ils déclenchent une flamme sur snapchat, ou lorsqu’un post sur Instagram attire de nombreux cœurs.

Constat 2 : les notifications des MSN envahissent le quotidien des élèves. L’objectif serait de reprendre le contrôle de ses notifications et ne choisir que celles que l’on juge pertinentes à un instant donné.

Problème : les élèves n’ont pas nécessairement perçu que la monétisation des données personnelles s’accompagne de la mise en place d’une entreprise généralisée de captation de l’attention (Citton, 2014).

Hervé Le Crosnier (2018) souligne ainsi l’impact sur la circulation de l’information des « industries de l’influence », qui orientent les comportements des internautes pour les attirer vers des produits, des services ou des idéologies qu’elles promeuvent.

L’enjeu est ici culturel et éducatif. En effet, en raison des procédés de captation, les espaces d’expression deviennent hermétiques. On peut alors les comparer aux « bulles de filtre » (Pariser, 2011) qui reflètent, avant tout, des phénomènes sociaux (Cordier, 2021).

L’objectif est alors de favoriser une prise de conscience de certaines stratégies industrielles déployées pour rendre les usagers captifs :
• les signes passeurs judicieusement choisis d’après des études de tracking visuel ;
• les procédés qui agissent sur la psyché pour faciliter l’activation de zones du cerveau capables de déclencher la production de certaines hormones liées au sentiment de plaisir (par exemple la dopamine) ;
• les algorithmes de suggestions ou qui incitent à des visualisations en continu (sans fin), etc

Mais ce qui est en jeu réside aussi, et surtout, dans la capacité à développer un pouvoir d’agir. En effet, les publics disposant de savoirs suffisants deviennent capables de mettre en œuvre leurs propres stratégies d’émancipation envers ces lieux communs de la captation (Cordier, 2015). L’émancipation des individus usagers des plateformes revêt alors une dimension politique à travers les enjeux de citoyenneté convoqués. Yves Citton (2014), citant les pratiques de curation, oppose alors l’écologie de l’attention à l’économie de l’attention.

4. Affect, influence et affordance


Constat 1
 : dans les usages observés, les élèves délaissent la publication de post photos au profit de story sur Instagram

Constat 2 : on remarque également que la présence des boutons « j’aime » est régulièrement remise en question et fait l’objet de débats. Instagram teste, par exemple, à travers ses usagers le double-toucher sur une photo comme alternative au moyen historique utilisé pour représenter l’adhésion (un cœur).

Problème : les usagers des MSN n’ont pas pleinement conscience de participer à l’évolution future du média .

Sur les MSN, les usagers expérimentent des dispositifs tactiques qui visent à infléchir, ou à modifier en profondeur leurs comportements. À travers les propositions de designs (énonciation éditoriale), les concepteurs jouent sur les affordances et s’efforcent d’influencer directement le processus d’action, en donnant des « coups de pouce » (nudge) pour tenter de guider les choix et les actes des usagers. En l’occurrence, il s’agit sur les médias sociaux numériques de générer du clic (engagement, adhésion computable), de déclencher la production de données et de rendre les usagers captifs de la plateforme (Fontanille, 2021).

Ces tactiques d’influence reposent sur les nombreux biais (Cordier, 2021) à l’œuvre dans les appréhensions médiatiques, et qui sont liés aux affects et aux émotions engendrés (Alloing et Pierre, 2017).

Les effets de ces tactiques sont mesurés car l’efficience, ou les échecs, déterminent les évolutions futures du média. Toutefois, ce procédé utilisé dans la mise en œuvre des « nudges » transforme les usagers des MSN en actants collectifs potentiels. (Fontanille, 2021).

Ces options d’éditorialisation créent aussi des règles d’échange spécifiques aux différents MSN et participent ainsi à la constitution d’espaces clos, qualifiés « d’arènes » (Nicolas Dodier, sociologie ; Nancy Fraser et Romain Badouard, philosophie, Clément Mabi et Laurence Monnoyer-Smith, SIC). Chaque arène (et les acteurs qui la composent) défend une vision du monde et des systèmes de valeurs à travers les arguments déployés, mais aussi à travers des normes etdes règles qui enferment le débat dans une « bulle idéologique »

5. Traitements numériques

Constat : les élèves ont tendance à personnifier les outils numériques. Anne Cordier observe par exemple des élèves qui personnifient le moteur de recherche Google : « il » a toujours la bonne réponse, quand je lui pose une question « il » me répond toujours.

Problème
 : alors que l’information fait parfois l’objet de traitements humains (ex. la modération) d’autres fois de traitements automatisés (algorithmes), le flou qui existe souvent sur la manière dont l’information est gérée ne facilite pas la compréhension des enjeux (limites de l’automatisation, captation de l’attention…).

Un exemple illustre les effets des traitements automatisés et les idéologies masquées par les discours sur la neutralité technique : des œuvres d’art célèbres ont été censurées sur un critère de nudité par des médias sociaux numériques. Explication technique : le calcul du ratio de pixels proches de la couleur de la peau par rapport au nombre total de pixels a permis de repérer les œuvres à incriminer. Le phénomène, conséquence des limites techniques du procédé automatique, s’apparente à une censure idéologique.

En parallèle, les plateformes s’efforcent de capter l’attention des usagers dans le cadre d’une surenchère économique et technique qui révèle une véritable économie de l’attention (Citton, 2014). ainsi, les modes de diffusion continue de Youtube ou de Netflix enchaînent les vidéos à partir d’un algorithme qui sélectionne un flux en fonction d’un profilage automatisé de l’usager.

Les traitements que subit l’information peuvent prendre au moins deux formes identifiables :

• la gouvernementalité algorithmique, qui est comprise comme « l’hypothèse d’un gouvernement du monde social fondé sur le traitement algorithmique (automatique) des données massives proliférant de nos comportements (relations, interactions, trajectoires...) plutôt que sur la politique, le droit, les normes sociales, dans une multitude de secteurs d’activité et de gouvernement » (Rouvroy, 2019) ;
• et la modération humaine. Cette modération, mal connue et sous-estimée (Roberts, Pégon, 2021), est effectuée par les usagers eux-mêmes et par les « travailleurs du clic » (Lafon, 2017) qui effectuent un ensemble d’opérations (analyse des données, recommandations, actions de modération, reconfigurations techniques...) au profit des plateformes (Coutant et Stenger, 2011 ; Merra, 2013 ; Alloing et Pierre, 2020 ; Lafon, 2017... ).

Lucille Merra (2013) établit une typologie plus détaillée des acteurs concernés en fonction des activités pratiquées.

6. Traçage


Constats
 : les élèves n’ont pas pleinement conscience que les publications anonymes sont identifiables (captures d’écran, traçage IP, saisine sur FAI, etc...). Ils utilisent aussi Snapchat en pensant que les post sont effacés et les traces supprimées.

Problème
 : les élèves ignorent souvent que leur responsabilité est toujours engagée. L’absence de prise en compte du traçage numérique peut ainsi être rapprochée des sentiments de toute puissance et d’impunité ressentis derrière les écrans (Stassin, Lallet, 2019).

En 2016 Tristan Nitot (fondateur de Mozilla) a montré comment une industrie mondiale des traces numériques s’est

développée dans l’optique d’intérêts commerciaux et aux dépens des libertés des utilisateurs. Il a proposé également des moyens simples pour reprendre le contrôle sur ses traces numériques en expliquant notamment comment paramétrer ses comptes et son navigateur.

7. Réintroduction du politique

Constat : les élèves n’ont pas nécessairement conscience que l’information est un construit social, un bien commun dont il faut prendre soin. D’un autre côté, ils ne perçoivent pas toujours la sur-valorisation de la technique opérée par les médias sociaux numériques.

Problème  : le rapport des élèves à l’information est parfois trop passif, la difficulté à se penser comme potentiel producteur d’information étant renforcée par la survalorisation technique.

Cette sur-valorisation de la technique est bien une idéologie implicite. Le découpage du réel en unités discrètes, en données transmises à la vitesse de la lumière, est certes spectaculaire mais il est essentiel de comprendre que, dans une société donnée, la communication ne se limite pas à une simple mise en relation mais permet de dépasser les contraires pour produire un devenir commun.

Existe-t-il une marge de manœuvre pour les acteurs ? Un « braconnage » est-il possible ? (De Certeau, 1980).

Les usagers peuvent en effet infléchir les usages prescrits, inventer (symbolique), reconfigurer les espaces publics. La réintroduction du politique est alors considérée comme un objectif de citoyenneté. Quelques perspectives peuvent alors constituer des objectifs potentiels : l’économie de la contribution, fondée sur la coopération de pair à pair (Stiegler, 2008) et la culture de la participation (Jenkins), qui dépasse la « mythologie communément partagée du collectif et du collaboratif » (Lafon 2017) et qui comprend une dimension éthique (Cordier 2018).

En considérant (2008) que l’information est un bien commun qu’il faut construire et préserver (Swartz, 2008), on peut alors dans un cadre scolaire, chercher à valoriser des formes d’engagement discursifs et de productions orientées vers une culture de la participation et de la contribution.

• Pour ce qui concerne la production de biens communs, faire dialoguer les personnages de la Princesse de Montpensier sur les RSN ; concevoir et diffuser un calendrier de fin d’année (avent) du Domaine Public ou faire produire les élèves sur une encyclopédie ouverte et en ligne sont des exemples possibles sur lesquels on peut s’appuyer ;
• développer une culture du débat (versus conversation) en est une autre ;
• On peut aussi encourager les pratiques de veille et de curation qui représentent les valeurs du partage au-delà de la stricte gestion de son capital social (Citton, 2014).

Concepts liés  :
Autorité, Autoritativité, Énonciation éditoriale, Communauté, Responsabilité éditoriale, Économie de l’attention, Écologie de l’attention, Biens Communs, Éthique, Culture de la participation, Contribution